miércoles, 10 de enero de 2018

Mexique: Une nouvelle loi autorisant l'armée à agir en cas de menace à la sécurité intérieur met en doute le statut d'état démocratique

Le Mexique « reste un état démocratique » ?


Le 30 novembre 2017, l’Assemblée mexicaine a approuvé un texte de loi qui autorise la participation de l’armée dans les opérations de sécurité publique. Il sera discuté au Sénat au cours de cette semaine et il sera probablement approuvé.


@CollectifParisAyotzinapa

Photo: Eduardo Miranda
Depuis 2006, les soldats mexicains ont été mobilisés dans les rues pour la soi-disant « Guerre contre la drogue » lancée par l’ancien président Felipe Calderón. Accusé de fraude électorale, Calderón cherchait à légitimer son gouvernement en proposant une nouvelle stratégie de lutte contre la criminalité organisée. Dans ses promesses de campagne, son successeur Enrique Peña Nieto s’était engagé lui à modifier cette stratégie militaire. Or, depuis son élection en 2012 il n’a fait que la perpétuer et il prétend maintenant l’inscrire dans la loi. À quelques mois des prochaines élections présidentielles, alors que l’Assemblée n’a pas encore nommé le procureur général, le procureur anticorruption et le procureur contre les délits électoraux, elle s’est en revanche empressée d’approuver, en quelques heures, un coup d’état en douce.
De quoi s’agit-il ? Pourquoi c’est grave ?
La « loi de Sécurité Intérieure » autoriserait les forces armées à agir de façon immédiate, par le seul ordre du président, en cas de « risque » ou de « menace » à la sécurité intérieure. Les définitions sont larges et ambiguës au point que le texte ne spécifie à aucun moment pourquoi, comment, où, quand, et jusqu’à quel point, ces opérations pourraient avoir lieu. Cela laisse une grande marge discrétionnaire dans l’application de la loi et, concrètement, donne à l’armée une ample liberté d’action. Les soldats, par exemple, pourraient intervenir lors d’une protestation sociale qu’ils ne jugeraient pas pacifique. Ils auraient aussi le droit de réaliser des opérations « préventives », dont la nature et le fondement ne sont pas spécifiés. Grâce à une rhétorique nébuleuse, la sphère de la « sécurité intérieure » pourrait finalement englober tout cas de figure. La loi, en effet, présuppose implicitement l’existence d’un « ennemi intérieur », mais elle se garde bien de le définir. Omission précieuse, qui permet de mettre tout le monde dans le même sac : si la suspicion suffit, chacun peut devenir une cible.
De surcroit, le texte ne prévoit aucun contrepoids institutionnel qui puisse garantir le respect des droits humains : on se limite à dire qu’ils seront « respectés ». Rien de moins rassurant, étant donné que les forces fédérales mexicaines ont été maintes fois accusées de violations graves des droits humains. La liste est longue, on peut, par exemple, évoquer le cas de Tlatlaya (30 juin 2014), où l’armée a exécuté extrajudiciairement au moins 15 personnes. Des informations ont depuis fuité et on sait désormais que les soldats avaient reçu l’ordre d’« abattre » les délinquants. Les promoteurs de la loi prétendent « protéger » judiciairement les forces armées dans le cadre de leurs opérations de sécurité publique, mais qui faut-il vraiment protéger ?
Dans les cas de graves violations des droits humains, le gouvernement a tendance à se décharger en les désignant comme des « faits isolés » produits par l’action de « mauvais éléments » à l’intérieur des forces de sécurité. Une étude récente a pourtant révélé que, dans les 3.520 « affrontements » auxquels l’armée a participé entre 2006 et 2014, il y a eu dix-neuf civils tués pour chaque militaire mort, et une proportion de huit civils tués pour chaque civil blessé par l’armée. Cela dévoile un fonctionnement structurel, une stratégie systématique, qui consiste à ne pas laisser de survivants.
Aujourd’hui l’armée ne produit plus de données sur le nombre de civils tués lors de ses interventions et, avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, toutes les informations concernant les opérations militaires seront classées « secret défense » et deviendront donc inaccessibles. En revanche, la loi oblige les organismes autonomes tel que la commission nationale des droits humains (CNDH) à fournir à l’armée tous les renseignements qui leur seront demandés (les témoignages des victimes, par exemple). Au vu de ces faits, la nouvelle loi ferait obstacle à la justice et rendrait inapplicable des avancements législatifs récents qui sont censés contrer la torture et la disparition forcée perpétrées par les corps de sécurité de l’État. Si la loi est approuvée, « ces réformes risquent de n’être plus que de simples droits évoqués sur du papier », comme le signalent plusieurs ONG dans un communiqué.
La loi de sécurité intérieure ne dessine aucun plan de route pour la sortie de l’armée des tâches de sécurité publique, ni à court ni à long terme. Au contraire, elle vise à officialiser l’ingérence militaire dans la vie quotidienne du pays. Il y a là une atteinte grave à l’ordre constitutionnel : minant la division entre les pouvoirs civil et militaire, le projet de loi rompt avec les équilibres fédéraux et la pluralité institutionnelle, et pose ainsi les prémisses pour un changement de régime. Cela s’accompagne d’une croissante visibilité de l’armée dans la vie publique mexicaine, grâce à une campagne publicitaire omniprésente à la radio comme à la télévision. Récemment, les militaires à la tête des Ministères de la Défense et de la Marine ont publiquement critiqué un candidat aux prochaines présidentielles, ce qui constitue une irruption inquiétante des forces armées dans la campagne électorale.
Le contexte politique et social
Pour mieux comprendre cette loi, il est nécessaire d’en savoir plus sur ses promoteurs et sur la situation politique actuelle du Mexique. Les députés qui l’ont votée ont été élus lors des législatives de juin 2015 dans un contexte de forte implication militaire dans la logistique des élections. Lors du vote, l’armée patrouillait les rues de nombreux états du nord du Mexique en proie à la violence ; tandis que dans le sud du pays, des opposants appelaient au boycott de la « farce électorale », les soldats étaient alors déployés pour installer les bureaux de vote. Il y a eu de nombreux blessés lors des manifestations. Trois gouverneurs membres du PRI (le parti au pouvoir), alors en poste, font aujourd’hui l’objet d’une enquête, voire sont incarcérés, pour détournement de fonds publics. Une partie de l’argent détourné a été certainement utilisé pour influencer le vote. Le scandale Oderbrecht, qui a fait des ravages dans la classe politique latinoaméricaine, n’a eu au Mexique qu’une seule conséquence : le licenciement du procureur contre les délits électoraux, qui enquêtait sur la campagne de l’actuel président.
Pendant la dernière décennie, le pays a atteint un niveau de violence sans précédent. Les chiffres officiels comptent plus de 32 000 personnes disparues et plus de 200 000 homicides. Le mois d’octobre 2017 a été le plus sanglant de l’histoire récente du pays avec 2 764 homicides comptabilisés. L’impunité est quasi-totale. Lorsqu’il est interpellé par les instances internationales de défense des droits humains, la réaction du gouvernement mexicain est de les décrédibiliser. Par exemple, l’actuel ambassadeur du Mexique en France a qualifié le rapporteur de l’ONU contre la torture de « non professionnel » et « non éthique » ; le groupe d’experts indépendants de la CIDH qui accompagnait l’enquête sur les 43 étudiants disparus a subi une campagne de discrédit ; plus récemment, des sénateurs du PRI favorables à la loi de sécurité ont déclaré que le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, qui s’oppose à la loi, « obéit à un agenda politique ».
Les promoteurs de la loi de sécurité ont essayé de présenter les opposants, parmi lesquels de nombreuses organisations de défense des droits humains, comme hostiles à l’armée et bienveillants à l’égard des criminels. Un député favorable à la loi a même déclaré : « Seuls ceux qui ont quelque chose à cacher, s’opposent à la présence de l’armée dans les rues. C’est une réalité irréfutable ». D’un coup de baguette magique, voilà que les défenseurs des droits humains représentent « un risque » potentiel au même titre que les organisations criminelles.
La question des polices
Comme l’armée, les polices ont largement contribué à alimenter la spirale de violence. Pour ne rappeler que les cas les plus emblématiques, la police fédérale a exécuté extrajudiciairement 16 personnes à Apatzingán (le 6 janvier 2015), et la gendarmerie et la police fédérale ont tiré à balles réelles sur des manifestants tuant au moins 8 personnes à Nochixtlán (le 19 juin 2016). À Iguala, le 26 septembre 2014, des forces de sécurité (fédérales et locales) ont réalisé une opération coordonnée en collaboration avec des groupes criminels, dont le bilan s’élève à six morts, de nombreux blessés et à la disparation forcée de 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, dont on n’a plus aucune trace. La présence de l’armée sur les lieux a été prouvée ; pourtant, le gouvernement n’a pas enquêté sur son rôle et n’a pas permis aux experts indépendants ni d’interroger les militaires ni d’inspecter leur caserne. Enfin, la Cour Interaméricaine des Droits Humains examine actuellement une plainte pour tortures sexuelles commises par la police à l’encontre de dizaines de femmes à Atenco (2006) ; elle agissait sous les ordres de Peña Nieto qui était à l’époque gouverneur de l’état de Mexico.
Malgré ces violences avérées, la loi de sécurité n’aborde pas la question des polices et de leur formation, et n’apporte donc aucune solution réelle au fléau de la violence. Depuis que l’armée occupe un rôle central dans la sécurité publique, certaines polices ont été délaissées par les autorités locales qui n’ont pas intérêt à les réformer. Pendant sa campagne de 2012, Peña Nieto disait vouloir retirer l’armée des rues et proposait de la remplacer par la gendarmerie, que la France contribue à former depuis des années. Si elle est approuvée, la loi de sécurité intérieure marquerait aussi l’échec de la gendarmerie et de la coopération internationale qui l’entoure.
La coopération avec la France
Le gouvernement français s’est refusé à reconnaître les responsabilités du gouvernement mexicain dans la violence qui endeuille le Mexique depuis plus d’une décennie. Le 14 juillet 2015, Peña Nieto était l’invité d’honneur et l’armée mexicaine défilait sur les Champs Élysées. Interpellé sur cette invitation controversée, Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, s’était justifié en disant que le Mexique « reste un état démocratique ». Nous remarquons tristement qu’il ne reste pas grand-chose de cette démocratie avec laquelle la France se vante de coopérer en matière de sécurité et à laquelle elle fournit des armes et des hélicoptères de combat.
Enrique Peña Nieto est arrivé à Paris hier – journée internationale des droits humains – pour participer au sommet sur le climat. Aujourd’hui, il donnera une conférence à l’OCDE sur l’implémentation des réformes structurelles du Mexique. Encore une fois, la diplomatie économique en sortira gagnante, au détriment du respect de la vie humaine.

Paris, le 11 décembre 2017
Collectif Paris-Ayotzinapa

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